Pour ceux qui ne le connaissaient pas, Papa devait sans doute avoir l’air d’un type à la fois sympathique et un peu farfelu.
Ses bizarreries se comprenaient dès qu’on en apprenait un peu plus sur sa biographie : une enfance heureuse, ponctuée de vacances lumineuses dans les Vosges, près de la cascade du Nideck, soudainement brisée par la mort prématurée de ses deux frères, notamment par celle de Bernard, son presque jumeau, emporté à l’âge de 11 ans par une méningite foudroyante. Chaque année, nous recevions un petit message de Papa. En 2021, Jean aurait eu 87 ans, Bernard aurait eu 73 ans.
Papa était ce type qui faisait son arbre généalogique pour agrandir sa famille à l’infini.
Papa était ce gamin touchant, tombé fou amoureux de sa voisine, la jolie Marie-Françoise. Avec ceux qui seraient un jour ses beaux-frères, ses nouveaux frères et sœurs, il faisait du vélo, il démontait des moteurs de voiture, il essayait de faire décoller des fusées artisanales depuis l’aérodrome de Bondues. Pour se marier, il avait fait pousser sa moustache pour avoir l’air d’avoir son âge. Il a emmené maman dans les Vosges en 2CV, dans le jura en Peugeot 504 cinq places, dans les Alpes en break familial 505. Dans les trajets retours, sous nos petits pieds d’enfants, nous ramenions des mini sapins noirs et des petits plans de mélèzes.
Plus tard, pour conjurer le mauvais sort, il a aménagé un boxer vert qu’il a adapté aux handicaps de maman, afin de l’emmener en vacances partout où ils le souhaitaient.
Papa était ce type qui a transformé une pâture du Maisnil en forêt des Vosges, et la maladie de maman en voyage vers l’art roman.
Papa était viscéralement ingénieur. Ce type d’ingénieur en génie civil qui fait des dessins techniques pour expliquer à une petite fille de 7 ans la différence entre la rotation sidérale et la rotation géodésique. Un ingénieur qui modélise des atterrissages de sondes sur Mars et fabrique son propre télescope pour prendre des photos de la Lune ; un scientifique qui fait des graphiques de sa production d’électricité solaire, d’efficacité de son chauffage aux bois, du poids de ses œufs de poule, de ses virées en vélo couché.
Papa était ce type qui écrivait 30 ans trop tôt des articles écologiques dans le journal municipal du village.
De fait, Papa vivait souvent à une autre époque, en décalage sur son temps. Il chantait par cœur, en ténor, des partitions de musique baroque. Et il n’avait découvert que l’année dernière l’existence de Freddy Mercury. Pour convaincre le public un peu rétif que nous étions, il collait des affiches de ses concerts de chorale sur toutes les portes de la maison.
Dans toutes ses activités, Papa était ce type qui aimait jouer sa partition au cœur d’un groupe d’amis.
Papa a eu 4 filles, et 4 petites filles, une joyeuse bande qui lui ressemble un peu. Certaines regardent mars au télescope et d’autres partent en vacances dans les Vosges. Certaines sont musiciennes et d’autres cultivent leur potager en permaculture. Certaines dessinent des graphiques de leur production d’électricité solaire et d’autres voyagent en vélo couché.
Pendant des mois, Papa a préparé son voyage en vélo vers les Vosges, il voulait rouler de la maison du Nideck au Maisnil, jusqu’à la cascade du Nideck à Oberhaslach. Il a emporté dans ses sacoches la carte d’identité de Maman, pour lui faire voir un peu de pays. Il a tenu un carnet de route avec toutes ses statistiques de trajet, kilométrage, vitesse moyenne et dénivelé positif. Il a réalisé 871 km en solitaire, connecté avec nous tous par les réseaux sociaux, les cartes postales ou la prière. Il a rendu visite à tous ses amis des Vosges. Il a retrouvé, ému, la rivière où il faisait des barrages avec son frère Bernard. Il a réalisé à la force de son cœur ce beau voyage dont il avait rêvé.
Mercredi dernier, sur la route du retour, il est arrivé à la nuit tombante devant l’Hôtel des Vosges qu’il avait choisi pour s’arrêter au chaud, à Lutzelbourg. C’était malheureusement le jour de fermeture hebdomadaire, mais l’hôtelier, le voyant en vélo, l’a chaleureusement accueilli. Dans les messages qu’il nous envoie le soir, Papa le nomme le Bon Samaritain, et dans son carnet de bord il remercie la Vierge Marie de l’aider ainsi dans son périple.
Le lendemain, à l’heure du petit-déjeuner, Papa nous a envoyé une photo de la vue depuis sa chambre. On y voit quelques maisons d’un village vosgien, et une jolie brume traversée par un soleil d’automne. En-dessous de son message, il nous écrit ces quelques mots avec un bisou : « Aujourd’hui, une belle journée s’annonce ! Bon courage ! »
Bon voyage Papounet !
Le 21 octobre 2021